Aux repas, les résidents
sont placés en fonctions de leurs affinités et, souvent, de leurs
capacités mentales. Difficile d'apprécier le repas en compagnie
d'un gâteux quand on a toute sa tête ! Ceux qui sont lucides,
la majorité, commentent le temps, la nourriture, la famille, les
bobos, les maladies. Mais on trouve aussi des tables de personnes un
peu perdues, plus ou moins démentes, plus ou moins cohérentes, avec
des conversations parfois absurdes et décousues...
Une table est réservée
aux personnes les plus dépendantes, qu'il faut aider à manger. Les
conversations y sont quasi absentes, chacun est muré dans son monde.
Phrases incomplètes, prénoms surgis de vies passées, borborygmes,
ressassements, radotages... Le silence indifférent domine.
Cette table est un monde
à part.
Pleine de bonne volonté,
madame L. pense nous seconder en fliquant ses voisines de table. Mi
figue-mi raisin, elle gronde celles qui dévient du droit chemin.
« Elle a pas pris son cachet », dénonce-t-elle quand on
passe. Encourageante : « Allez mange Louise ! »,
sévère : « mange proprement ! », « T’en
mets partout ! »... Ses victimes restent passives et indifférentes. Madame L. était institutrice. Je l'imagine bien,
autrefois, tançant les mômes qui ne se tenaient pas bien.
Aujourd'hui, les mômes
sont décrépis, mais sur le fond, à table, c'est la même chose :
Monsieur G. met la main dans sa couche pour essayer de se gratter les
parties intimes, madame B. mange si salement qu'elle collectionne
morceaux et miettes dans son corsage (on les retrouve le soir dans les draps du lit), Madame V. verse le douteux
contenu de son verre dans son assiette, madame L. recrache ses
raisins sur la table.
Il y a aussi Madame S,
apathique, se fichant complètement de ce qu’on lui donne. Tant
mieux pour elle, d’ailleurs : elle mange mixé. Il faut la
faire manger à la petite cuiller. On met viande, légumes dans un
mixer et on sert. Insipide. On l'informe quand même, par principe,
de ce qu'elle mange : « Tenez, un peu de poisson ! »
dit-on en lui donnant une cuillerée de bouillie non identifiable. Le
« poisson » s'accompagne d'eau gélifiée*, donnée aussi
à la petite cuiller.
Madame S. ouvre
mécaniquement la bouche quand s'approche la cuiller. Quand elle
refuse obstinément d'ouvrir lèvres et mâchoires, on passe au plat
suivant. C'est la dernière parcelle de son libre-arbitre qui se
manifeste.
A côté d'elle, Madame F., toujours
placide et d'humeur égale, n'attend jamais le plat suivant :
elle oublie d'attendre. Avant même que l'entrée soit servie la
voilà partie, direction sa chambre. « Madame F., revenez
ici ! » l'interpellent, excédées, les agents de
restauration. Et de la ramener à table manu militari. Peine perdue :
à peine l'entrée avalée, elle se lève derechef. Engueulade,
retour case plat de résistance, et le manège continue jusqu'au
dessert.
Pleine d'envie d'apporter
une solution, je me suis creusé la tête pour trouver comment
respecter son besoin de déambuler sans que ça ne perturbe le repas.
Les solutions que j'ai imaginées auraient plutôt compliqué la vie
de tout le monde: lui servir à manger quand elle le veut, lui
apporter le plat là où elle se trouve... Les filles de la
restauration ne se posent pas tant de questions. Elles ont fini par
servir à madame F. son repas intégral en une seule fois,
entrée-plat-dessert devant elle, qui engloutit le tout en un quart
d'heure et repart dans une paix royale. Ça m'a fait tout drôle,
après avoir tant intellectualisé la chose, de recevoir cette leçon
de bon sens quotidien.
*L'eau gélifiée est
destinée à ceux qui ont un risque de « fausse route ».
Elle est parfumée à la fraise, à la menthe, à l'orange pour
cacher le goût de l'épaississant.
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