mardi 24 février 2015

La table des mondes parallèles

Aux repas, les résidents sont placés en fonctions de leurs affinités et, souvent, de leurs capacités mentales. Difficile d'apprécier le repas en compagnie d'un gâteux quand on a toute sa tête ! Ceux qui sont lucides, la majorité, commentent le temps, la nourriture, la famille, les bobos, les maladies. Mais on trouve aussi des tables de personnes un peu perdues, plus ou moins démentes, plus ou moins cohérentes, avec des conversations parfois absurdes et décousues...

Une table est réservée aux personnes les plus dépendantes, qu'il faut aider à manger. Les conversations y sont quasi absentes, chacun est muré dans son monde. Phrases incomplètes, prénoms surgis de vies passées, borborygmes, ressassements, radotages... Le silence indifférent domine.

Cette table est un monde à part.

Pleine de bonne volonté, madame L. pense nous seconder en fliquant ses voisines de table. Mi figue-mi raisin, elle gronde celles qui dévient du droit chemin. « Elle a pas pris son cachet », dénonce-t-elle quand on passe. Encourageante : « Allez mange Louise ! », sévère : « mange proprement ! », « T’en mets partout ! »... Ses victimes restent passives et indifférentes. Madame L. était institutrice. Je l'imagine bien, autrefois, tançant les mômes qui ne se tenaient pas bien.

Aujourd'hui, les mômes sont décrépis, mais sur le fond, à table, c'est la même chose : Monsieur G. met la main dans sa couche pour essayer de se gratter les parties intimes, madame B. mange si salement qu'elle collectionne morceaux et miettes dans son corsage (on les retrouve le soir dans les draps du lit), Madame V. verse le douteux contenu de son verre dans son assiette, madame L. recrache ses raisins sur la table.

Il y a aussi Madame S, apathique, se fichant complètement de ce qu’on lui donne. Tant mieux pour elle, d’ailleurs : elle mange mixé. Il faut la faire manger à la petite cuiller. On met viande, légumes dans un mixer et on sert. Insipide. On l'informe quand même, par principe, de ce qu'elle mange : « Tenez, un peu de poisson ! » dit-on en lui donnant une cuillerée de bouillie non identifiable. Le « poisson » s'accompagne d'eau gélifiée*, donnée aussi à la petite cuiller.
Madame S. ouvre mécaniquement la bouche quand s'approche la cuiller. Quand elle refuse obstinément d'ouvrir lèvres et mâchoires, on passe au plat suivant. C'est la dernière parcelle de son libre-arbitre qui se manifeste.

A côté d'elle, Madame F., toujours placide et d'humeur égale, n'attend jamais le plat suivant : elle oublie d'attendre. Avant même que l'entrée soit servie la voilà partie, direction sa chambre. « Madame F., revenez ici ! » l'interpellent, excédées, les agents de restauration. Et de la ramener à table manu militari. Peine perdue : à peine l'entrée avalée, elle se lève derechef. Engueulade, retour case plat de résistance, et le manège continue jusqu'au dessert.
Pleine d'envie d'apporter une solution, je me suis creusé la tête pour trouver comment respecter son besoin de déambuler sans que ça ne perturbe le repas. Les solutions que j'ai imaginées auraient plutôt compliqué la vie de tout le monde: lui servir à manger quand elle le veut, lui apporter le plat là où elle se trouve... Les filles de la restauration ne se posent pas tant de questions. Elles ont fini par servir à madame F. son repas intégral en une seule fois, entrée-plat-dessert devant elle, qui engloutit le tout en un quart d'heure et repart dans une paix royale. Ça m'a fait tout drôle, après avoir tant intellectualisé la chose, de recevoir cette leçon de bon sens quotidien.



*L'eau gélifiée est destinée à ceux qui ont un risque de « fausse route ». Elle est parfumée à la fraise, à la menthe, à l'orange pour cacher le goût de l'épaississant.

jeudi 5 février 2015

Intrusion

"Alors, quoi de neuf à Sainte-Geneviève?" me demande madame Morel quand j'arrive pour la toilette. "Il y a du monde, t'es allée chez Catherine?"

Le présent de madame Morel est son passé. Elle vit sa jeunesse lointaine si pleinement, au nez et à la barbe de notre maintenant, que c'en est réjouissant. Dans son vieux corps tordu et paralysé, elle reste cette adolescente sage et sans histoire, et me prend au passage pour une amie proche dont j'ignore le nom.

Quand elle me sollicite par ses questions, j'ai envie de la suivre. Il m'arrive pourtant d'être trop absorbée par ma tâche et de ne pas répondre, mais je n'aime pas cela. Cela rompt notre lien supposé et je me retrouve dans la position d'une inconnue faisant la toilette à une absente.

J'élude souvent par des réponses vagues du type "Oui tout le monde va bien, Catherine va bien". Cette attitude me frustre aussi, parce qu'on n'entre pas vraiment dans un dialogue et je reste aussi éloignée de madame Morel que son présent l'est du mien.

Alors, un jour, je décide de m'inviter dans sa réalité, sans aucune mauvaise intention, juste l'envie de partager quelque chose:
- A Sainte-Geneviève? Non je n'y suis pas allée, vous avez des nouvelles plus fraiches. Comment va tout le monde?
- Oh ben tu sais, comme d'habitude. Sophie a toujours des problèmes...
-Ah bon?
-Ben oui tu sais, son genou... Elle a pas voulu aller à la mer. Il y a toujours quelque chose qui va pas.
-Zut...
-Elle s'est fait gronder par sa mère l'autre jour, parce qu'elle n'avait toujours pas fait ses ourlets.

C'est ainsi que j'écoute madame Morel me parler de connaissances "communes", de son linge à descendre, d'Adrienne qui vient pour le goûter... Je suis transportée dans une réalité désuète et apaisante, dans la peau d'une lycéenne sage avec cartable et chaussettes montantes, dans la tête d'une jeune femme apprenant l'indépendance.

La toilette se terminant, je l'installe dans son fauteuil (elle est totalement invalide) et m'apprête à prendre congé, mais elle me devance:
-Bon je vais y aller, j'ai mes courses à faire. Merci pour le thé!
-D'accord, à plus tard!
-On se voit quand? Demain c'est dimanche? On pourra manger ensemble après la messe. Je vais demander à maman, tu vois avec ta mère?
-C'est d'accord, à demain!

Je pars avec le plaisir étrange de revoir ma copine le lendemain, et une vague culpabilité à l'idée d'avoir dépassé d'indiscernables limites.