Madame Aubépine a
longtemps été sans-abri. Elle vivait à Quimper et je ne sais pas
comment elle s'est retrouvée en foyer logement à Nantes. C'est une
petite femme aux airs de mamie gâteau
si l'on n'y regarde pas de trop près; ses yeux perçants et son
caractère détrompent rapidement. Elle est atteinte d'Alzheimer, ce
qui la rend souvent agressive.
Le matin, quand j'entre
chez elle, elle est déjà levée. Je prends ma voix de stentor pour
la saluer et me faire entendre: elle est très sourde.
-Bonjour
madame Aubépine! Déjà levée?
-Ben oui j'suis matinale
mais faut bien, sinon elles viennent toutes m'emmerder!
-Qui
elles?
-Ben vous savez... (Air
confident): les grues, là. Elles viennent me piquer mes affaires ces
salopes!
Difficile de savoir si
elle parle de soignantes qui ramassent son linge sale (qu'elle ne
veut jamais changer) ou de son passé.
-J'tiens pas à être
volée moi! Y-z'ont quà travailler bon dieu ces fainéants là!
Madame Aubépine n'est
pas frileuse: dans cette chambre glaciale, elle porte comme tous les
matins une combinaison légère, maculée de selles et d'urine. Je
sors discrètement des vêtements propres de sa penderie.
-Madame
Aubépine, on va faire la toilette?
-Ah non hein! J'sais très
bien me laver, vous me prenez pour une souillon?
-Non
mais c'est le jour de la douche, et vous risquez de glisser.
Menaçante:
-Dégagez, espèce
d'emmerdeuse! J'ai pas besoin d'une péronelle pour me laver!
-Vous
pourriez profiter que je suis là pour...
-Aaah oui je vous vois
venir! A Quimper c'était pareil. Toujours des gens pour venir
m'emmerder! (Connivente): J’va pas faire long feu ici, moi j’vous
l’dit. Y sont fous là-d’dans. J’ai rien demandé, moi !
Chuis prop’ !
Inutile d'insister.
D'ailleurs le
Oh-qu’il-fait-beau-aujourd’hui-c’est-le-jour-idéal-pour-prendre-une-douche
consiste à confondre démence* et idiotie. Par contre, profiter
lâchement de cette démence... Dans deux minutes, elle aura oublié
cette conversation. Je compte sur son humeur changeante pour attendre
qu'elle soit dans de meilleures dispositions. Sournoise, je l'emmène
sur un terrain moins périlleux que l'hygiène.
-C'était
pas bien votre foyer à Quimper?
-Y m'ont volé mes
affaires.
-Quoi?
C'est inadmissible!
-Ben tiens! Mais ici
c'est pas mieux!
Raté pour la diversion.
Bravement, je retente quand même:
-Tiens
à propos, vous voulez un coup de main pour faire votre toilette?
Aimable:
-Non merci mademoiselle.
Je suis déjà lavée.
-D'accord.
Mais je peux peut-être vous faire le dos, non?
-Vous êtes bien
gentille.
Cri de victoire
intérieur. Miracle, elle enlève sa
combinaison. Je trouve un gant de toilette propre, commence par les
épaules, et, mine de rien, descends vers les fesses. Pas de
réaction.
-Ben
tiens pendant que j'y suis, je vais vous faire le bas vite fait.
-D'accord.
Reste à la rhabiller
avant qu'elle ne remette ses vêtements nauséabonds. Vite, je les
mets dans le panier à linge sale. Erreur tactique.
-Qu'est-ce que vous
faites! C'était même pas sale! On use les affaires pour rien bon
Diou!
-D'accord,
je les range. On va mettre ceux que vous aviez prévus pour
aujourd'hui (je lui montre ceux que j'ai sortis.)
Ses couches sont des
sortes de "pulls ups", on les enfile comme une culotte. Je
lui en tends une:
-J'en veux pas d'ces
torche-culs moi!
-C'est
pour ne pas user vos culottes!
-Ah j'en ai assez! Ca
suffit! Dégagez! Toujours quelqu'un pour m'emmerder!
Je sors, vais aider un
papy dans la chambre d'à côté, je reviens.
-Bonjour
madame Aubépine! Vous avez bien dormi?
-On m'a encore piqué mes
affaires. Y-z'ont qu'à travailler ces fainéants là! Bondiou!
*La
démence est une perte des facultés mentales. La maladie d'Alzheimer
est une démence.