jeudi 5 février 2015

Intrusion

"Alors, quoi de neuf à Sainte-Geneviève?" me demande madame Morel quand j'arrive pour la toilette. "Il y a du monde, t'es allée chez Catherine?"

Le présent de madame Morel est son passé. Elle vit sa jeunesse lointaine si pleinement, au nez et à la barbe de notre maintenant, que c'en est réjouissant. Dans son vieux corps tordu et paralysé, elle reste cette adolescente sage et sans histoire, et me prend au passage pour une amie proche dont j'ignore le nom.

Quand elle me sollicite par ses questions, j'ai envie de la suivre. Il m'arrive pourtant d'être trop absorbée par ma tâche et de ne pas répondre, mais je n'aime pas cela. Cela rompt notre lien supposé et je me retrouve dans la position d'une inconnue faisant la toilette à une absente.

J'élude souvent par des réponses vagues du type "Oui tout le monde va bien, Catherine va bien". Cette attitude me frustre aussi, parce qu'on n'entre pas vraiment dans un dialogue et je reste aussi éloignée de madame Morel que son présent l'est du mien.

Alors, un jour, je décide de m'inviter dans sa réalité, sans aucune mauvaise intention, juste l'envie de partager quelque chose:
- A Sainte-Geneviève? Non je n'y suis pas allée, vous avez des nouvelles plus fraiches. Comment va tout le monde?
- Oh ben tu sais, comme d'habitude. Sophie a toujours des problèmes...
-Ah bon?
-Ben oui tu sais, son genou... Elle a pas voulu aller à la mer. Il y a toujours quelque chose qui va pas.
-Zut...
-Elle s'est fait gronder par sa mère l'autre jour, parce qu'elle n'avait toujours pas fait ses ourlets.

C'est ainsi que j'écoute madame Morel me parler de connaissances "communes", de son linge à descendre, d'Adrienne qui vient pour le goûter... Je suis transportée dans une réalité désuète et apaisante, dans la peau d'une lycéenne sage avec cartable et chaussettes montantes, dans la tête d'une jeune femme apprenant l'indépendance.

La toilette se terminant, je l'installe dans son fauteuil (elle est totalement invalide) et m'apprête à prendre congé, mais elle me devance:
-Bon je vais y aller, j'ai mes courses à faire. Merci pour le thé!
-D'accord, à plus tard!
-On se voit quand? Demain c'est dimanche? On pourra manger ensemble après la messe. Je vais demander à maman, tu vois avec ta mère?
-C'est d'accord, à demain!

Je pars avec le plaisir étrange de revoir ma copine le lendemain, et une vague culpabilité à l'idée d'avoir dépassé d'indiscernables limites.

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