Le présent de madame
Morel est son passé. Elle vit sa jeunesse lointaine si pleinement,
au nez et à la barbe de notre maintenant, que c'en est réjouissant.
Dans son vieux corps tordu et paralysé, elle reste cette adolescente
sage et sans histoire, et me prend au passage pour une amie proche
dont j'ignore le nom.
Quand elle me sollicite
par ses questions, j'ai envie de la suivre. Il m'arrive pourtant
d'être trop absorbée par ma tâche et de ne pas répondre, mais je
n'aime pas cela. Cela rompt notre lien supposé et je me retrouve
dans la position d'une inconnue faisant la toilette à une absente.
J'élude souvent par des
réponses vagues du type "Oui tout le monde va bien, Catherine
va bien". Cette attitude me frustre aussi, parce qu'on n'entre
pas vraiment dans un dialogue et je reste aussi éloignée de madame
Morel que son présent l'est du mien.
Alors, un jour, je décide
de m'inviter dans sa réalité, sans aucune mauvaise intention, juste
l'envie de partager quelque chose:
- A Sainte-Geneviève?
Non je n'y suis pas allée, vous avez des nouvelles plus fraiches.
Comment va tout le monde?
- Oh ben tu sais, comme
d'habitude. Sophie a toujours des problèmes...
-Ah bon?
-Ben oui tu sais, son
genou... Elle a pas voulu aller à la mer. Il y a toujours quelque
chose qui va pas.
-Zut...
-Elle s'est fait gronder
par sa mère l'autre jour, parce qu'elle n'avait toujours pas fait
ses ourlets.
C'est ainsi que j'écoute
madame Morel me parler de connaissances "communes", de son
linge à descendre, d'Adrienne qui vient pour le goûter... Je suis
transportée dans une réalité désuète et apaisante, dans la peau
d'une lycéenne sage avec cartable et chaussettes montantes, dans la
tête d'une jeune femme apprenant l'indépendance.
La toilette se terminant,
je l'installe dans son fauteuil (elle est totalement invalide) et
m'apprête à prendre congé, mais elle me devance:
-Bon je vais y aller,
j'ai mes courses à faire. Merci pour le thé!
-D'accord, à plus tard!
-On se voit quand? Demain
c'est dimanche? On pourra manger ensemble après la messe. Je vais
demander à maman, tu vois avec ta mère?
-C'est d'accord, à
demain!
Je pars avec le plaisir
étrange de revoir ma copine le lendemain, et une vague culpabilité
à l'idée d'avoir dépassé d'indiscernables limites.
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