samedi 6 décembre 2014

Démence et stratégie

Quand vous entrez dans la chambre de madame Aubépine, le froid et l'odeur vous prennent brusquement. Un mélange de poubelles, de rue, de selles, d'urine. La pièce est froide et nue: un lit et un chevet. Des couches souillées trainent par terre.

Madame Aubépine a longtemps été sans-abri. Elle vivait à Quimper et je ne sais pas comment elle s'est retrouvée en foyer logement à Nantes. C'est une petite femme aux airs de mamie gâteau si l'on n'y regarde pas de trop près; ses yeux perçants et son caractère détrompent rapidement. Elle est atteinte d'Alzheimer, ce qui la rend souvent agressive.

Le matin, quand j'entre chez elle, elle est déjà levée. Je prends ma voix de stentor pour la saluer et me faire entendre: elle est très sourde.
-Bonjour madame Aubépine! Déjà levée?
-Ben oui j'suis matinale mais faut bien, sinon elles viennent toutes m'emmerder!
-Qui elles?
-Ben vous savez... (Air confident): les grues, là. Elles viennent me piquer mes affaires ces salopes!

Difficile de savoir si elle parle de soignantes qui ramassent son linge sale (qu'elle ne veut jamais changer) ou de son passé.
-J'tiens pas à être volée moi! Y-z'ont quà travailler bon dieu ces fainéants là!

Madame Aubépine n'est pas frileuse: dans cette chambre glaciale, elle porte comme tous les matins une combinaison légère, maculée de selles et d'urine. Je sors discrètement des vêtements propres de sa penderie.

-Madame Aubépine, on va faire la toilette?
-Ah non hein! J'sais très bien me laver, vous me prenez pour une souillon?
-Non mais c'est le jour de la douche, et vous risquez de glisser.
Menaçante:
-Dégagez, espèce d'emmerdeuse! J'ai pas besoin d'une péronelle pour me laver!
-Vous pourriez profiter que je suis là pour...
-Aaah oui je vous vois venir! A Quimper c'était pareil. Toujours des gens pour venir m'emmerder! (Connivente): J’va pas faire long feu ici, moi j’vous l’dit. Y sont fous là-d’dans. J’ai rien demandé, moi ! Chuis prop’ !

Inutile d'insister. D'ailleurs le Oh-qu’il-fait-beau-aujourd’hui-c’est-le-jour-idéal-pour-prendre-une-douche consiste à confondre démence* et idiotie. Par contre, profiter lâchement de cette démence... Dans deux minutes, elle aura oublié cette conversation. Je compte sur son humeur changeante pour attendre qu'elle soit dans de meilleures dispositions. Sournoise, je l'emmène sur un terrain moins périlleux que l'hygiène.

-C'était pas bien votre foyer à Quimper?
-Y m'ont volé mes affaires.
-Quoi? C'est inadmissible!
-Ben tiens! Mais ici c'est pas mieux!

Raté pour la diversion. Bravement, je retente quand même:
-Tiens à propos, vous voulez un coup de main pour faire votre toilette?
Aimable:
-Non merci mademoiselle. Je suis déjà lavée.
-D'accord. Mais je peux peut-être vous faire le dos, non?
-Vous êtes bien gentille.

Cri de victoire intérieur. Miracle, elle enlève sa combinaison. Je trouve un gant de toilette propre, commence par les épaules, et, mine de rien, descends vers les fesses. Pas de réaction.
-Ben tiens pendant que j'y suis, je vais vous faire le bas vite fait.
-D'accord.

Reste à la rhabiller avant qu'elle ne remette ses vêtements nauséabonds. Vite, je les mets dans le panier à linge sale. Erreur tactique.
-Qu'est-ce que vous faites! C'était même pas sale! On use les affaires pour rien bon Diou!
-D'accord, je les range. On va mettre ceux que vous aviez prévus pour aujourd'hui (je lui montre ceux que j'ai sortis.)
Ses couches sont des sortes de "pulls ups", on les enfile comme une culotte. Je lui en tends une:
-J'en veux pas d'ces torche-culs moi!
-C'est pour ne pas user vos culottes!
-Ah j'en ai assez! Ca suffit! Dégagez! Toujours quelqu'un pour m'emmerder!

Je sors, vais aider un papy dans la chambre d'à côté, je reviens.
-Bonjour madame Aubépine! Vous avez bien dormi?
-On m'a encore piqué mes affaires. Y-z'ont qu'à travailler ces fainéants là! Bondiou!


*La démence est une perte des facultés mentales. La maladie d'Alzheimer est une démence.

lundi 1 décembre 2014

L'entrée des zombies

Onze heures et demie, la salle à manger attend, prête au service. L'agent a disposé les assiettes, joliment enroulé les serviettes dans les verres; de petites carafes de vin rouge attendent, balises écarlates dans la cantine qui voudrait se faire passer pour un restaurant.

Quelque part dans le couloir, un pas s'approche. Apparait un déambulateur, suivi d'une tête penchée en avant, suivie d'un corps voûté. Leur propriétaire s'assoit à la troisième table de la première rangée.

Un glissement feutré s'approche, accompagné d'un grincement caoutchouté: un monsieur en pantoufles trainantes et sa femme avec son déambulateur qui racle le lino. Ils s'assoient deux tables plus loin.

Moment de silence; arrive un fauteuil roulant, suivi de sa propriétaire chancelante, qui pousse l'engin comme un caddie. "C'est l'heure de manger?" articule-t-elle en direction de l'agent de restauration.

Dans le couloir, tintement de l'ascenseur. "Rez-de-chaussée", indique la voix impersonnelle. Les portes coulissent et quatre personnes surgissent au ralenti. L'une d'elles est en fauteuil, deux autres ont un déambulateur, la quatrième porte de grosses lunettes noires presque opaques.
La femme en fauteuil a tenté de camoufler son visage blafard derrière un maquillage vif et approximatif; elle est un peu effrayante. Les autres ont renoncé à dissimuler leur teint pâle et transparent.

L'ascenseur repart et revient. Lentement, trois êtres en sortent et se mettent en marche.

Soudain une blouse blanche, véloce, attire l'attention: poussant un fauteuil et en tractant un deuxième, elle fonce habilement parmi les gens. Dépassant, zizgzaguant, doublant par la droite ou la gauche, elle dépose finalement ses passagers à leur destination avant de repartir aussitôt.

Les résidents arrivent au compte-goutte. Cheveux blancs, gris, bleu lavande, permanentés, rares ou absents, avancent lentement. Gilets blancs, beiges, gris, pastels, bougent bancalement. Membres veinés, enflés, vérulés, squelettiques, pansés, rouges, bleus, noirs, sanguinolents, secs, poussiéreux, tordus, ulcérés, couperosés, hématomés, claudiquent discrètement.

Etranges, les zombies s'avancent et chacun rejoint sa place, devant les carafes rouges au garde-à-vous.