dimanche 23 novembre 2014

Reset

Minuit et demie, avec mon collègue on regarde une rediffusion de la Nouvelle Star. La lumière du hall s’allume, quelqu’un vient de sortir de l'ascenseur. Je vais voir et tombe sur Mme F., toute fraîche et pimpante dans son coquet chemisier à fleurs et son parfum de printemps.
- Bonjour Mme F., alors on se balade ?
Courtoise et étonnée par l'absence de bruit et d'activité, elle s'enquiert :
- Bonjour madame, ce n'est pas trop tard pour déjeuner j'espère ? Personne n’est venu me chercher…
- Ah non, il est minuit et demie là, Mme F. C’est la nuit, c’est l’heure de dormir, plutôt !
Gênée et un peu affolée :
- C’est pas vrai, je croyais que c’était l’heure de manger ?! Quelle andouille !
- Mais non Mme F., ça arrive, sur le cadran on confond midi et minuit, vous pouviez pas savoir…
- Oui mais quand même ! Je ne vous ai pas réveillée j'espère ! Donc là c'est l'heure de dormir ?
- Oui, c'est ça. Le mieux c'est de retourner vous coucher. Allons-y, je remonte avec vous.
- Merci mon petit, vous êtes gentille…
- Voilà, c'est votre chambre. Vous voulez que je vous aide à vous coucher ?
- …
- …
- … Ah mais ce n’est pas l’heure du déjeuner ? Personne n'est venu me chercher !
- … Ah non, il est minuit et demie là.
- C’est pas vrai, mais je croyais que c’était l’heure de déjeuner !

Ad libitum...

N'importe quoi

J'étais à la manif contre les violences policières de début novembre. J'ai proposé un article à quelques titres, mais mon approche n'était pas assez neutre. Je l'avais déjà à moitié rédigé, donc je le poste ici, histoire qu'il ne soit pas perdu. Et du coup je me suis lâchée un peu plus que pour un article "classique"!

Les manifestants prétendaient honorer la mémoire de Rémi Fraisse, mais ils n'ont réussi qu'à montrer un spectacle absurde, très éloigné d'un hommage. La plupart d'entre eux n'était là que pour en découdre: une parodie de manifestation.


La manifestation avait commencé calmement. Un hommage à Rémi Fraisse et une protestation contre les violences policières dans le calme, au son des slogans. "La justice assassine, l'Etat réprime!"

Les imposants barrages de CRS, censés canaliser les quelques centaines de personnes, sonnent assez vite comme une provocation aux yeux des manifestants qui s'arrêtent pour les insulter. Le cortège ralentit. De premiers projectiles sont lancés, suivis des premières bombes lacrymogènes: le conflit est lancé. Le spectacle aussi.

Les plus vindicatifs sont à l'avant du cortège. Les plus fleurs-bleue aussi. Dans une posture pacifiste, ils font la morale aux CRS: "Regardez-moi avec vos yeux, pas avec le canon de votre fusil! Vous tirez sur vos enfants!" Certains manifestants semblent avoir un goût prononcé pour la tragédie. "Nooooon!" hurle une jeune Bérénice à la première bombe lacrymogène.

Plié en deux, un jeune homme crache et faire mine de vomir; il est aussitôt entouré d'une poignée de camarades surjouant l'affolement et l'indignation, qui s'empressent de prendre des photos pour dénoncer ces odieuses exactions policières.

Certains pourtant souhaiteraient passer inaperçus. Je prends en photo un homme en train de taguer un mur. Le foulard qui masquait son visage glisse. Un collègue l'avertit et les deux manifestants tentent de faire pression pour me faire effacer la photo. Comme je refuse, ils se font plus pressants, vaguement menaçants: "T'es une balance aux flics si tu l'effaces pas", lance l'un d'eux. "On est des mecs gentils mais..."

Le conflit s'enracine sur le cours des 50 Otages, où les CRS ont refoulé le cortège. Derrière leurs boucliers et leurs casques, ils assistent, impassibles, au manège des manifestants et répliquent quand ces derniers se font trop téméraires.

Les magasins du centre-ville sont en grande majorité restés ouverts. Les consommateurs passent, sacs FNAC ou Zara à la main, et s'arrêtent avec curiosité. Portable en main pour filmer les événements, ils restent en général quelques minutes, hors de porté des lacrymogènes, et commentent placidement les événements."Ils jouent à la guerre", s'amuse un quinqua. A leur fenêtre, les riverains sont en première loge. Mieux qu'à la télé!

Plus loin, deux jeunes femmes, qui à leurs achats sortent visiblement de chez Séphora, viennent malgré elles d'éprouver l'efficacité des lacrymogènes. Les yeux rouges mais ravies de l'aventure, elles restent malgré tout pour filmer la scène.

Les manifestants qui n'étaient pas là pour en découdre assistent eux aussi, passifs, à la scène. On les distingue désormais difficilement des badauds, mis à part leurs pancartes qui remplacent les sacs de course.

Les CRS sont parvenus à disperser les manifestants. Une demi-heure de calme relatif s'ensuit avant que les casseurs, qui se sont regroupés au bas de la rue du Calvaire, reprennent leur guérilla sous le regard des passants. Quelques poubelles sont brûlées, les projectiles fusent à nouveau, le spectacle reprend. Les fumées des feux et des lacrymogènes se mélangent et forment des brouillards qui intensifient l'effet de guerre et de chaos.

Devant un container embrasé, des collégiens, hilares, font des selfies. "On est passés là, on s'est arrêtés pour voir. Ca fait un peu guerre de rue!" Ils ignorent presque tous la cause de l'affrontement. "C'est bien contre les flics? Ils ont tué quelqu'un, c'est ça?"

Deux manifestants masqués cassent méthodiquement des pavés à l'aide de grilles d'évacuation. Je prends quelques clichés. Un soixantenaire vindicatif me fonce dessus et me bouscule violemment: "Arrête ça!" hurle-t-il. Les deux casseurs sont beaucoup moins agressifs et répondent gentiment à mes questions. "On est pacifiques mais il faut ce qu'il faut. Si on pouvait transformer tout ça en petite révolution, ce serait bien!"

Pour la plupart des manifestants, cette violence est nécessaire. Ils sont dans une démarche revendiquée de vengeance. "Rémi ça aurait pu être mon pote, les flics tuent les gens. On n'a pas d'autre choix que de répliquer."

C'est bientôt l'heure de fermeture des magasins et le jour baisse, les rues se vident rapidement. Les gens commencent à se lasser; remballant leurs appareils photos, ils prennent le chemin de la maison, où ils auront des tas de choses à raconter ce soir.

jeudi 20 novembre 2014

Mais si on t'aime

Manif contre les violences policières en mémoire de Rémi Fraisse, Nantes, novembre 2014.

Nature morte

Il est bientôt midi et les grabataires attendent dans la tisanerie, immobiles, déposés là, en attendant.

Les rideaux filtrent un peu le jour qui parvient dans la pièce en lumière douce et dorée. Des rayons intacts atteignent quelques vénérables et les chauffent, comme en serre. Parfois sur des cheveux blancs cela scintille. Rien ne bouge.

Huit vieux sont là, huit corps affaissés, têtes froissées et les bouches, trous béants ou fentes molles et ourlées, qui vont avec. Les cavités émettent en rythme ronflements ou sifflements qui font l’effet d’un chœur, chacune sa tonalité et son tempo.

Des corps penchent de côté ou en avant, les têtes tombant en conséquence. Les mains, assorties de leur toile bleutée, pendent hasardeusement aux côtés du fauteuil ou reposent sur les genoux. Des taches brunes parcellent les peaux translucides.

Il est midi. On va bientôt les réveiller, les déplier, les redresser difficilement, les caler avec des coussins. On attachera à leur cou de grandes serviettes qui les recouvriront du menton aux genoux. Et feront disparaître mains, vêtements, quelques bijoux et on ne verra plus que des têtes qui dépassent. Des bustes alignés.

Je les contemple, déchus et hiératiques. Encore quelques minutes de tranquillité avant l’irruption de vie et son bruyant cortège de blouses blanches.

Le concert de respirations va faire place à un récital de voix féminines : « Ouvrez la bouche! », « Mâchez ! », et leur nom pour ponctuer. Le tout accompagné des bavardages de soignants, vies personnelles ou péripéties de travail.

Puis nous irons les coucher, vidant la salle au rythme du ballet des fauteuils, laissant le silence reprendre ses droits.